La récente entrée en vigueur du règlement de l’Union Européenne DSA (Digital Services Act) remet à l’avant de la scène la notion de plateforme.
Cette notion est utilisée dans de nombreux contextes – expression citoyenne, industrie, numérique, transport, architecture… – en étant parfois connotée de façon positive – mise en commun, partage, efficacité, confiance, sécurité… – ou négative – surveillance, données sensibles, ubérisation, ….
Explorons ensemble ce que cette notion recouvre en nous intéressant à son application aux produits même si ce concept peut se décliner aussi dans la création de marques, stratégies commerciales, …
D’un simple produit à une économie numérique
On pourrait résumer le rôle d’une plateforme dans sa capacité à mettre à disposition une infrastructure offrant des ressources et des services communs permettant de construire et/ou échanger.
Dans le monde de l’automobile, cette notion de plateforme commune a démontré sa force et c’est souvent à cet exemple que l’on pense en premier : plateforme MQB (puis MEB sur l’électrique) chez VW, EMP2 chez PSA (Stellantis), CMF pour Renault-Nissan, …. Ces plateformes sont soit constituées de pièces communes dont l’agencement diffèrent entre modèles de voiture soit de modules complets de pièces préassemblées (compartiment moteur, cockpit, ..).
Une plateforme numérique peut quant à elle proposer à la fois des référentiels communs, des gisements de données, des protocoles, des services ou des briques logicielles permettant de construire des applications ou services de plus haut niveau. La première plateforme numérique est d’ailleurs le système d’exploitation.
A une tout autre échelle, les gouvernements ont des initiatives variées autour d’une plateforme numérique de niveau étatique (qui s’apparente aux infrastructures publiques transposées dans le monde numérique) pour que se développent une économie numérique publique et privée :
- Le concept de government as a platform (1), sa déclinaison en France en 2015, 2017 avec l’État Plateforme, la Digital Service Platform Gov.UK au Royaume Uni, …
- Les digital public infrastructure (DPI) et digital public goods (DPG), notions portées notamment par les Nations Unies
On note d’ailleurs qu’en 2011, Tim O’Reilly publiait un article intitulé “Government as a Platform,” où il posait la question simple « what if government was organized more like an operating system? ».
Quels sont les bénéfices d’une stratégie plateforme ?
Le concept de plateforme a du succès car il a vocation à apporter des gains clairs dans la construction des « produits dérivés » ou familles de produits (i.e construit sur la plateforme) :
![](https://www.axensio.fr/wp-content/uploads/2023/08/plateforme-1-1024x773.jpg)
- Rapidité : en réutilisant des composants, des processus, des interfaces pour construire un produit il est possible de réduire fortement la vitesse de mise en production (‘time to market’)
- Coût : par voie de conséquence du point précédent les coûts de design et de construction sont fortement réduits
- Qualité : les composants de la plateforme sont déjà testés et éprouvés et apportent aux produits leur qualité et leur performance. Leur maintenance et leur évolution profite à tous les produits associés.
- Cohérence : selon leur niveau de service proposé, la plateforme assure une cohérence entre les produits dérivés
On retrouve bien la recherche continuelle du monde logiciel de ne pas repartir de zéro mais bien de construire un produit à partir de composants réutilisables et fiables.
L’approche plateforme y ajoute un effet de dimension et un aspect structurel : la plateforme sert un objectif (la famille de produits dans une industrie ou la généralisation de services numériques à valeur ajoutée à tout citoyen pour les États) et nécessite une structure de gouvernance qui en assure la stratégie, la pérennité, l’évolution, voire l’éthique.
En quoi une stratégie plateforme peut provoquer des réactions mitigées ?
Ce qu’une plateforme met à disposition n’est plus à réaliser mais à utiliser et assembler, mais du coup on peut lui opposer le fait qu’elle prive alors de liberté et de créativité et donc d’autonomie dans la conception des produits. Ce dernier point n’est pas neutre et représente souvent un frein important.
Pour reprendre l’exemple des automobiles, une plateforme commune exige que les modèles de voiture utilisent les composants, interfaces et outils communs de la plateforme, a contrario les concepteurs ne sont plus libres d’être créatifs sur la partie relevant du périmètre de la plateforme (chassis, module, …), leur valeur ajoutée va se concentrer ailleurs.
Pour les plateformes numériques, tous les architectes et développeurs ne voient pas toujours d‘un bon œil qu’on leur impose des moyens et standards pour réaliser leur produit. Cela offre pourtant une opportunité de concentrer les efforts de créativité et de conception sur le coeur métier du produit ou de l’application, sa valeur ajoutée pour le business, les utilisateurs et usagers.
Ceux qui adoptent l’approche plateforme y trouvent pourtant plus d’avantages et de valeur que d’inconvénients.
Quel est le bon périmètre d’une plateforme ?
Une fois convaincu (ou pas) que l’approche plateforme peut avoir du sens se pose la question de ce qui doit constituer la plateforme, quels sont les composants (« building blocks ») qui lui sont propres, quels sont ceux qui restent dans les produits ?
Cette question est assez fondamentale et relève purement de la stratégie produit : par exemple, industrialiser des savoir-faire internes au sein de la plateforme, les décliner dans une variété de produit dans les familles de produit.
Un principe qui semble ressortir consiste à positionner au sein de la plateforme ce qui ne constitue pas le « cœur » de la valeur ajoutée du produit, car la plateforme a vocation à être transverse et banalisée. Sur son domaine produit le chef de produit doit rester maître de ce qui fait sa valeur.
Dans notre domaine du numérique, et pour revenir à O’Reilly et son parallèle avec les systèmes d’exploitation, une phrase provenant de la « Unix philosophie » reste intéressante comme principe pour une plateforme :
« Write programs that do one thing and do it well. Write programs to work together.
Peter H. Salus, “A Quarter-Century of Unix,” 1994.
Write programs to handle text streams, because that is a universal interface »
A l’échelle étatique, la plateforme doit proposer des services et des données cœur qui seront le « fluide » de l’économie numérique – par exemple en Inde : identification unique du citoyen, échange de données, système de paiement – pour que des sociétés publiques ou privées développent tout type de service inter-opérables.
Et à l’échelle de mon système d’information ?
Au sein de l’« écosystème numérique » d’une organisation ou entreprise, la notion de plateforme peut avoir un sens, et elle existe parfois de manière implicite.
Sans parler des infrastructures clouds et services managés, qui sont des plateformes d’infrastructure fondamentales, une plateforme peut être constituée de composants (services, données, protocoles, ..) permettant d’offrir des services vitaux et transverses (authentification et identification des utilisateurs, échanges de messages, protocole d’échanges, …).
Mais cette notion peut aussi se penser à un niveau plus haut, à savoir au niveau applicatif, comme le passage des plateformes de composants aux plateformes de modules évoqués dans le monde de l’automobile ; même si un socle commun est d’autant plus facile à rendre transverse qu’il se positionne à bas niveau, sa valeur augmente s’il délivre des composants de plus haut niveau de service.
On assiste actuellement à de nombreuses initiatives de plateformisation au niveau applicatif de nature et de philosophie différentes : on peut par exemple citer Microsoft 365 avec Teams et Power Platform qui, au-delà de ses fonctions collaboratives et de productivité, est une réelle plateforme numérique pour développer des applications d’entreprise « Teams as a platform for building apps », et sans oublier aussi toute la galaxie des plateformes dites « Low Code / No Code » (marché estimé à 10 milliards de $ par le Gartner pour 2023 avec 25% de croissance annuelle).
Ainsi des choix au départ tactiques d’un produit pour un besoin ciblé peuvent s’avérer in fine un choix de plateforme. Choisir de tels produits n’est pas un choix neutre car il structure sa stratégie numérique : quel modèle économique ? quelle souveraineté ? quel domaine d’application ? quelle pérennité de mes développements ?
Il est intéressant d’envisager des choix de plateformes différents par catégories de produits ou applications. Pour reprendre l’analogie avec l’industrie : une plateforme pour les produits mainstream nombreux et à couts réduits et à faible marge, une autre pour les produits premium plus rares et à forte marge, une dernière pour les produits hors normes.
Cela a-t-il un sens parfois d’anticiper un peu sur l’avenir en pensant et construisant des applications métiers dans une logique de plateforme ? et donc construire sa propre plateforme sur son domaine d’excellence, en vue d’accélérer la mise en place de futurs services ou applications ?
(1) Définition de la Harvard Kennedy School « l’ensemble de l’écosystème des API et des composants partagés, des normes ouvertes et des ensembles de données canoniques, ainsi que les services construits au-dessus d’eux et les processus de gouvernance qui (espérons-le) maintiennent le système dans son ensemble sûr et responsable »
Sources :
Sur le concept de « platforme thinking » :
Sur l’État plateforme :
Article de Tim O’Reilly : « Government as a Platform » : Cet essai a d’abord été publié en tant que chapitre 1 du livre de Daniel Lathrop et Laurel Ruma, (2010), » Open Government : Collaboration, Transparency, and Participation in Practice, » O’Reilly Media.
Article « les startups d’Etat à l’Etat Plateforme », de Pierre Pezziardi et Henri Verdier
Article du journal « Les Echos » sur l’Etat Plateforme (2017)